Un autre essai d’écriture 🙂
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Je marche sur le fil ténu qui sépare les rêves de la réalité. Je suis une marcheuse du temps. Je suis immortelle. Je suis un funambule et vous êtes tous là, vous êtes venus me voir je vous entends applaudir en bas. Mais je ne vous vois pas. Lorsque mes pieds touchent la matière froide des cercles se forment à l’infini. C’est de l’eau ? Peut-être qu’il y a des poissons. Des carpes koï, j’aimerais bien en revoir, comme quand j’étais enfant dans le bassin du jardin. Elles étaient si belles marbrées de rouge et de blanc, évoluant gracieusement sous les feuilles de nénuphar. Je les regardais glissant sous l’eau tandis que l’eau me renvoyait mon reflet, celui de l’enfant blonde et bouclée aux yeux noisette que j’étais.
Je suis une fée à présent. Je suis là, lovée entre les nuages, bercée par la brise légère et vaporeuse du vent nocturne. Je vole si haut si loin, droit vers toi. Lune au sourire amical, prends-moi dans tes bras, il n’y a plus que nous à présent…
Au cours de mon ascension je regarde en bas ma maison si petite à présent aux fenêtres encore éclairées. C’est ici que je vis avec ma famille : Eve et Esteban mes parents, Lucas mon petit frère et Julia ma grande sœur. Je nous vois encore hier attablés et riant, nous racontant nos journées respectives :
– Alors Lucas, c’était bien ta journée à l’école ? Tu as fait quoi ?
– J’ai joué aux legos et on a fait de la peinture !
Il arbore fièrement son tee-shirt bariolé de rouge et vert tandis que maman songe à la prochaine lessive en souriant béatement, partagée entre un sentiment de fierté et une résignation toute maternelle.
– Tiens, intervient Julia, vous voulez que je vous raconte une histoire ? Aujourd’hui j’ai vu une libellule bleue alors que j’étais partie analyser des rochers sur la montagne…
Ma sœur a toujours été férue de géologie, je la reconnais bien là, si joyeuse à l’évocation des animaux croisés avant l’analyse passionnante d’un minerai aux propriétés magnétiques…Un sujet qui passionne beaucoup moins papa qui finit par décrocher un peu du récit.
J’entends frapper à la porte, ça y est le voilà, il arrive !
Loïc mon premier amour aux cheveux bruns brillants et aux dents si blanches. Il sent si bon… Il vient me chercher pour m’amener au cinéma. Je dévale l’escalier parée de ma plus jolie robe d’été et de mes chaussures à boucle argentée. « Ne rentre pas trop tard ! » me lance maman en passant. « Oui oui ! » dis-je en refermant la porte derrière moi avant d’embrasser mon aimé. Il prend ma main et nous commençons à marcher, noyés dans un amour à la face des autres qui feignent l’indifférence ou la bienveillance. De toute façon, cela n’a aucune importance nous sommes heureux ici et maintenant…
On frappe encore à la porte.
Loïc, c’est toi qui viens me rendre visite ?
Nous sommes à la plage à présent, corps dorés sous le soleil blanc. La plage est déserte, comme un lundi hors saison mais il fait si chaud… Dans mon maillot deux pièces rayé je glisse mes pieds dans l’eau bleue. Tiède plus que fraîche, ses vagues lèchent doucement mes chevilles, laissant une fine pellicule d’écume sur le sable. J’y avance aisément jusqu’à plonger mon corps entièrement, les cheveux lâchés dans la piscine salée. Je ferme les yeux et j’écoute le faux silence des profondeurs, troublé par quelques crissements au loin. Des crissements de pneus, de roues ? Non, ce sont ceux d’une bouée enchaînée au large. Je retiens mon souffle, une seconde, deux, trois, j’ai du mal à compter cela semble une éternité. Quatre, cinq… Il faut remonter. D’un mouvement souple et puissant je refais surface et regarde autour de moi. Où est passée la plage ? Je crois que je vois quelqu’un au loin. Mais qui ?
Elise ?
J’ai entendu mon nom, je ne suis pas seule. Je nage vers le rivage et je retrouve Loïc. Il a l’air si heureux. Son regard porte vers mon ventre, rond comme un ballon.
– Qui veut de l’eau ? demande papa, saisissant la carafe.
– Chéri c’est mon assiette que tu es en train de remplir, manifeste maman, rieuse à présent.
Lucas joint ses éclats de rire à ceux de maman. Ses boucles brunes encadrent son visage poupin tandis qu’il laisse paraître les dents qui lui restent. La petite souris passe souvent ces temps-ci.
Et moi ? Personne ne me parle ou bien… ? Non, ils n’ont pas l’air de me voir.
Hey j’ai passé une bonne journée ! J’ai vu mon amie Sonia, nous avons regardé un épisode de la série La petite maison dans la forêt et…vous m’écoutez ?
« Madame Dumont ? »
Oui ? Aïe j’ai mal. Je souffle encore : un, deux, un, deux. Il arrive ! J’ai mal mais je tiens bon pour toi allez, viens au monde, rejoins-nous. Martial. Un joli prénom, Loïc est d’accord. Comme nous serons heureux tous les trois !
Puis je plonge dans un océan vert. Une forêt ? Non, un jardin. Des hortensias roses et bleus ont été plantés dans un coin, ils sont florissants. J’aime tant jardiner. Je crois que c’est moi qui les ai plantés. En contrebas, des dahlias ont poussé. On dirait des pompons roses de loin.
Pourquoi tout est si silencieux ? Que me voulez-vous ?
Entre le bruit de fond d’une télévision et des bavardages j’aperçois une silhouette familière. Sonia ! Tu es là toi aussi ! Tu t’en fais pour moi je le sais. Ne t’en fais pas, je vais bien. Et regarde, j’ai acheté un livre qui te plairait : les larmes du reptile. Tiens prends le. Si si, ça me fait plaisir !
… (silence)
J’avance dans un dédale de salles vides jusqu’à un autel. On dirait que quelqu’un m’attend. Qui est ce monsieur aux cheveux blancs et aux yeux bleus si tendres qui serre mes mains dans les siennes ? J’ai l’impression qu’on se connaît mais son visage ne trouve pas d’écho dans ma mémoire. Je suis désolée monsieur vous avez l’air triste que je ne vous rende pas votre regard aimant mais nous ne nous connaissons pas et vous savez combien il est difficile d’être intime avec un inconnu. Lâchez moi, vous me mettez mal à l’aise. Sa silhouette se dissipe dans une brume grise, mystérieuse tandis que je regarde les murs de la salle vide et silencieuse. Où devais-je aller déjà ? Ha, il y a une porte là-bas. Je m’y dirige et j’abaisse la poignée…
Je me suis levée ce matin et dans la glace, j’ai vu mes premiers cheveux blancs. L’esquisse d’une ride gravée dans la fossette aussi. Le temps passe si vite.
Martial a eu dix-huit ans hier. Il commence la conduite accompagnée, son père est fier de lui transmettre son savoir. Moi je suis fière de mon fils et de ma famille. Pour le reste, je travaille toujours au cabinet médical, je prends les rendez-vous pour le Docteur Marchand. Avec Sonia, nous allons danser tous les jeudis, mon moment de défoule de la semaine, résolument. Parfois, d’autres amies nous rejoignent après le cours pour aller boire un verre. Puis je rentre chez moi, retrouvant mes deux hommes. Le repas est prêt, cela tombe bien je suis affamée. Par contre, la viande aurait gagnée à être un peu plus cuite, elle fond presque trop sous la dent. Je garde ces réflexions pour moi car je sais que Loïc a fait de son mieux et je savoure le plaisir de mettre les pieds sous la table. Sans mettre les coudes dessus, comme maman me l’a appris il y a bien longtemps.
Je navigue dans cette toile immense, noire. Seule, dans ce silence. Mes pas résonnent dans le champ alors qu’il n’y a rien de visible sous mes pieds. Du bout des doigts j’éclate les bulles une par une : celle qui contient une petite maison en premier. Puis celle d’un bébé qui n’est jamais né. Les souvenirs se dispersent aussitôt dans l’obscurité, évaporés.
Alzheimer. Un mot qui résonne dans mes oreilles depuis trois ans maintenant. Trois ans peut-être deux ou quatre je ne sais pas les souvenirs s’emmêlent dans ma tête, les objets, les gens autour de moi. Alors je me réfugie dans mon monde, loin des étrangers et d’un univers que je ne comprends plus. Je suis bien là-bas.
« Madame Dumont ? »
Mais que me veut donc encore cette infirmière ? Elle est bien gentille mais je n’ai pas besoin d’elle, allongée tranquillement dans mon lit. Laissez-moi donc…rêver…